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La machine M., Énigme G. (Pologne entre-deux-guerres, 1928), traduction par Stephane Chao

KĂĄtia Bandeira de Mello-Gerlach

La sonnette tira l’imposteur Tom Castro de sa sieste de l’aprĂšs-midi. Jessurum Pavio Fumega avait convenu avec lui de passer Ă  l’appartement pour Ă©changer des marchandises. Ils comptaient tous les deux sur une faveur du ciel, un coup de pouce de la fortune. Castro dĂ©colla son corps du canapĂ© en velours marron, chaussa ses sandales aux laniĂšres en cuir en forme de X et pesta contre son visiteur qui continuait d’appuyer sur la sonnette. L’Ɠil magique renvoyait l’image en diorama d’une tĂȘte et un corps de femme. Jesurum, qui Ă©tait toujours embarrassĂ© lorsqu’il n’avait pas d’objets Ă  troquer, tardait Ă  arriver. Castro tourna la clĂ© bien qu’il ignorĂąt qui Ă©tait la femme rapetissĂ©e par le judas.

« J’ouvre la porte? »

« Je suis Norma Lazareno », dit la femme en lui tendant le bras pour une poignĂ©e de mains protocolaire. « Vous ĂȘtes Tom Castro?  J’ai entendu parler de vous par une connaissance en commun, Borges. Je n’ai pas de temps Ă  perdre, je suis sur le dĂ©part. Je suis lasse des tĂ©lĂ©novelas mexicaines. Je passe des journĂ©es entiĂšres Ă  zapper, tĂ©lĂ©commande Ă  la main. Un ami polonais m’a demandĂ© de le rejoindre Ă  Varsovie, il a besoin de mon aide. Il a Ă©tĂ© victime d’un Ă©crasement des maxillaires et les mĂ©decins se prĂ©parent Ă  la premiĂšre greffe faciale de l’histoire de la Pologne. La seule chose qui m’empĂȘche de prendre le vol de nuit en direction du Vieux Continent, c’est la Machine M.. Je dois la laisser Ă  une personne fiable ».

Moi, Tom Castro, je suis un imposteur. Je vends des polices d’assurance Ă  des vieux amnĂ©siques, je monte des escroqueries eschatologiques pour m’approprier les maigres Ă©conomies des veuves de militaires, j’échafaude des plans pyramidaux Ă  quatre dimensions et le mot “fiable” me donne la chair de poule. Je me demande si Borges a dit Ă  cette Madame Norma que je convoite la fortune de Lady Tischborne, que l’histoire de l’infamie universelle ne cessait de faire pleurer?  Mon comparse, Jesurum Pavio Fumega, vit dans des auberges Ă©tatiques. Il raconte que les femmes y arrivent enceintes et en sortent sans enfants et il affirme encore qu’on y mange de la chair humaine. Une diablesse de cuisiniĂšre est employĂ©e par l’État pour prĂ©parer les casse-croĂ»tes qui empoisonnent les hĂŽtes.

Les yeux de Norma Lazareno s’exorbitent, donnant l’impression qu’ils vont tomber sur la mosaĂŻque du vestibule. Il y a des gens dont les globes oculaires sont des mondes Ă  part entiĂšre, qui bougent indĂ©pendamment du reste du corps. Dans le cas de cette dame Ă  la stature basse et au visage en forme de triangle, j’ai l’impression que les boules de billard qui lui servent d’yeux arriveront Ă  Varsovie avant elle voire sans elle. Je suppose que derriĂšre ces deux billes globuleuses, il y a une obscure conscience remplie de scĂšnes de tĂ©lĂ©novelas dont elle aime Ă  se plaindre. « Je n’ai jamais entendu parler de la Machine M., » dit Tom Castro Ă  Norma Lazareno.

« Monsieur Castro, j’ai demandĂ© au jeune de la conciergerie de l’apporter chez vous sur-le-champ, en mĂȘme temps que les bombes. Ou plutĂŽt, je vais vous le murmurer Ă  l’oreille, baissez-vous : sans ces bombes, vous ne pourrez pas rĂ©aliser la dĂ©cryptographie. » Norma Lazareno m’enveloppa de son haleine de vieille femme. Cette machine ne me sera d’aucune utilitĂ©, pensai-je. Et jusqu’à prĂ©sent, j’ai eu raison.

La porte de l’ascenseur s’ouvrit et Joseph tira la machine Ă  l’aide d’un drap bleu qui rĂ©duisait les frottements sous les quatre pieds triangulaires. JosĂ© Ă©tait prĂ©sent lorsque Norma Lazareno arracha le drap de son propre lit pour l’aider Ă  transporter l’objet et lui demander de pousser Ă©galement les pompes Ă©lectromĂ©caniques. Le visage brĂ»lĂ© par les hyperboles solaires et les allumettes qu’elle avait la manie de consumer, le camarade Jesurum Pavio Fumega surgissait de derriĂšre la Machine M., dans un coin de l’ascenseur, Ă  l’angle des murs lambrissĂ©s d’acajou et Ă©clairĂ©s par une ampoule vacillante.  Jesurum essayait pour la milliĂšme fois de demander Ă  Tom Castro de lui parler de l’affaire Lady Tischborne. Il ne faisait pas la diffĂ©rence entre un noble imposteur et un pauvre diable comme lui. En voyant la Machine M. transfĂ©rĂ©e dans le repaire de Tom Castro, Jesurum resta Ă©bahi. DĂ©sireux de limiter les dĂ©gĂąts, Castro lui adressa une Ɠillade et lui recommanda de se tenir tranquille. Les paroles bredouillantes de son comparse bĂšgue pouvaient jouer en leur dĂ©faveur et convaincre Norma de remettre l’équipement Ă  quelqu’un de plus fiable.

OccupĂ© Ă  tirer la Machine M., JosĂ© ne voyait pas la marche en marbre Ă  l’entrĂ©e, de sorte qu’il manqua de la faire tomber. Norma assistait Ă  la manƓuvre, son impatience Ă©tait perceptible Ă  ses gestes empressĂ©s et sa robe en crĂȘpe qui frĂ©missait entre ses jambes plus maigres que le reste de son corps, campĂ©es sur deux pieds de pointure cinq. Norma Lazareno posa ses petites mains sur ses hanches, elle voulait infliger une correction Ă  JosĂ© Ă  l’aide de son corps tout entier. Tom Castro toucha son Ă©paule gauche: « Calmez-vous Madame Norma, le garçon a trĂ©buchĂ©, mais la machine n’a sĂ»rement pas subi de dommage. » « Tom Castro, cette machine est l’Énigme G. créée en 1928 pendant l’entre-deux-guerres en vue d’une expĂ©rience psychiatrique . Ses rouages sont aussi sensibles que le cƓur humain et au dĂ©but les mathĂ©maticiens Lipinski, Kopineovski et Zygalski affirmĂšrent avoir vu du sang s’écouler dans la machinerie. »

Les tĂ©lĂ©novelas brĂ©siliennes, turques, mexicaines et chinoises influencent fĂącheusement les femmes comme Norma Lazareno. Je pense que l’État devrait intervenir, censurer, interdire. Quelle honte ! Une femme mure qui croyait qu’un joujou en bois et en mĂ©tal faisait des hĂ©morragies ! Comme si une machine pouvait avoir des viscĂšres! Pourquoi diable mon magnĂ©tisme m’attire-t-il des imbĂ©ciles comme cette Norma, qui est lĂ  dans mon sĂ©jour, avec cette excroissance technologique ? Ou ce Jesurum, qui est connu pour avoir occupĂ© les ruines d’un centre commercial oĂč il promouvait des sĂ©ances d’élĂ©vation spirituelle jusqu’à l’arrivĂ©e des derniers dĂ©molisseurs de l’immeuble ?  D’oĂč vient cette force qui les conduit Ă  se coller Ă  moi comme les moules Ă  un rocher? Avant de nous connaĂźtre, Jesurum avait dĂ©frayĂ© la chronique dans les journaux pendant trois jours. Il fut invitĂ© Ă  une Ă©mission tournĂ©e dans un auditorium, il faillit devenir une cĂ©lĂ©britĂ© dans le monde rĂ©el, mais Jesurum avait oubliĂ© la date et prĂ©fĂ©rait de toute façon chasser les boites de conserve luisant au soleil.

Norma Lazarote tira de sa poche deux liasses de billets enroulĂ©s avec un Ă©lastique. C’était des pesos mexicains. « Ils ne me seront d’aucune utilitĂ© en Pologne », dit-elle avec une voix prĂ©cipitĂ©e, en accord avec ses globes oculaires et le reste de son corps nerveux. Je laissais un sourire se dessiner sur mes lĂšvres et le rictus remonta un peu plus du cĂŽtĂ© gauche, une ride de confiance se creusa sur mon visage. « Nous ne sommes pas au Mexique, Madame Norma Lanzarote ». « Je sais, je sais » rĂ©torqua-t-elle. « J’aimerais vous laisser une certaine somme au cas oĂč vous auriez besoin de faire rĂ©viser la Machine M., pour acheter du carburant, par exemple. » J’acceptai.
Fouillant dans une chemise en plastique Ă  Ă©lastiques noires, que Norma Lazarote tenait jusqu’alors sous son bras, elle prit le manuel d’instruction en polonais, oĂč figuraient les mots « ThĂ©orie Fantomatique de la Machine M.» griffonnĂ©s dans un coin. « Vous n’en avez peut-ĂȘtre jamais entendu parler, Monsieur Tom Castro. » Mon pĂšre participait au CongrĂšs de l’Union Postale Universelle, oĂč des spĂ©cialistes se rĂ©unissaient pour discuter de Machines, d’Énigmes, de Cryptographie et de bombes.  Il alla jusqu’à l’amener chez lui et Ă  s’en servir tous les jours. Les fonctions varient selon les utilisateurs. Les rotors s’ajustent parfaitement, il suffit de les lubrifier. Des quatre cĂŽtĂ©s, vous voyez des boutons de permutation interne. On ouvre la partie supĂ©rieure, puis on enfonce la « Funkschluessel #3 » qui dĂ©clenche le mĂ©canisme Ă©lectrique.  Je n’ai jamais rĂ©ussi Ă  dĂ©crypter l’Énigme G. malgrĂ© mes efforts au fil des annĂ©es qui s’accumulent derriĂšre moi comme des fantĂŽmes.
La Machine M. Ă©tait lourde et robuste.  Pour la regarder d’en haut, Tom Castro devait monter sur un escabeau. Jesurum et JosĂ© Ă©taient chargĂ©s d’en chercher un dans la cave de l’immeuble pendant qu’il terminait de parler Ă  Norma Lazareno. Norma Ă©tait rĂ©ticente Ă  partir. Elle avait le pressentiment que Tom Castro Ă©tait douĂ© d’ubiquitĂ©, capable d’ĂȘtre partout et de se reproduire et se multiplier sans scrupule. Cependant, Norma Lazarote Ă©tait pressĂ©e par l’imminence du dĂ©part, elle avait dĂ©cidĂ© de sauter le pas, d’ĂȘtre la bonne samaritaine qui se tiendrait au chevet de son ami Ă©tranger. Sa mission en Pologne Ă©tait importante. Son ami lui avait rĂ©vĂ©lĂ© l’existence d’une banque de visages destinĂ©s Ă  ĂȘtre greffĂ©s, la surprise Ă©tant le premier degrĂ© de la beautĂ© et de l’intĂ©rĂȘt. Dans cette Pologne moderne, les organes n’appartenaient pas Ă  leurs corps. Une campagne nationale incitait un nombre croissant de donneurs Ă  se manifester. Dans ce royaume sans roi, l’existence de personnes aux visages beaux et ronds favorisait les demandes de greffes. Certains Polonais mouraient prĂ©cocement parce qu’ils se voyaient attribuer d’autres cous que les leur en guise de piĂ©destal. Ils se rĂ©signaient Ă  ĂȘtre enterrĂ©s dans de faux cimetiĂšres dont les fosses se remplissaient de corps dĂ©bonnaires et sans tĂȘte.
Pour mettre en marche la Machine M., Norma Lazareno demanda Ă  Tom Castro d’enfoncer une clĂ© « Funkschluessel #4 » dans l’interrupteur supplĂ©mentaire.  « Tourne bien la clĂ©, en forçant! », cria Norma, sa voix entrant en compĂ©tition avec le grincement de l’engrenage. Tom Castro fut effrayĂ©.  La Machine M. accĂ©lĂ©ra.  Une nuĂ©e gazeuse s’échappait des grilles de sortie et la piĂšce tour Ă  tour vibrait et calait, marquant un temps mort bref et trompeur. Sous la houlette de Norma, Tom Castro nota que la Machine M. titubait lorsqu’on appuyait sur les boutons MOUVEMENT, PLAY et ÉCOUTE. Ensuite, d’autres modules entraient en jeu suscitant chez l’usager des sensations diverses.
Tom Castro pĂąlit. Norma Lazarote souligna que la Machine M. lui avait procurĂ© ainsi qu’à sa famille, notamment son pĂšre, un vĂ©tĂ©ran de la PremiĂšre Guerre Mondiale, des sensations comparables aux effets de la Musique. Voire au-delĂ  de la musique et du corps comme s’ils avaient un livre entre les mains et perdaient la notion de prĂ©sence corporelle. La Machine M. avait notamment la capacitĂ© de fractionner le sublime et le donner Ă  tout usager capable de raffinement. Telle Ă©tait la promesse de ses inventeurs mathĂ©maticiens.
D’aprĂšs les descriptions de Norma, la Machine M. incarnait le septiĂšme ciel! Tom Castro Ă©tait pour sa part un homme sceptique : en se rĂ©veillant, il entrait et sortait de la demeure des dĂ©mons. Il conservait au plus profond de lui le souvenir des deux premiĂšres machines qu’il avait acquises : une montre et la chambre noire de Vermeer, cette derniĂšre lui ayant permis de falsifier et revendre une centaine de tableaux, jusqu’au jour oĂč il fut confondu par la police internationale et se vit signifier son emprisonnement. Quant Ă  la montre, son grand-pĂšre le lui avait achetĂ© alors qu’il avait dix-huit ans, dans une bijouterie traditionnelle de la ville. Il avait attachĂ© Ă  son poignet le nouvel organe, qui s’accouplait Ă  son corps. Son bras portait une marque Ă  l’endroit protĂ©gĂ© du soleil. Avant de se rendre Ă  la banque, le grand-pĂšre, accompagnĂ© de son petit-fils, flĂąnait sur la place, oubliant qu’il Ă©tait invalide. Muni de ses factures et d’une enveloppe froissĂ©e, le vieillard prit la queue devant le guichet vitrĂ©, derriĂšre lequel officiait une fille tout-Ă -fait affriolante. Ensuite, le grand-pĂšre s’installa avec son petit-fils sur les deux siĂšges disposĂ©s devant le gĂ©rant, avec qui il s’entretenait avec animation, ses rĂ©cĂ©pissĂ©s Ă  la main. Ils parlaient intĂ©rĂȘts, ajustements monĂ©taires et investissements et bien entendu, ils se plaignaient des salaires payĂ©s avec retard par l’État.  Ils refusaient d’investir dans les Ă©pigrammes russes, faute de profits suffisants. Tom Castro, qui ne possĂ©dait alors pas de montre, observait les gestes du gĂ©rant et il sentait naĂźtre en lui une envie de dominer cet homme qui exerçait un ascendant sur son grand-pĂšre.  Il interagissait sans relĂąche avec les objets qui tombaient sous ses yeux autour de lui. IncommodĂ© par les idĂ©es fixes de l’enfant, le gĂ©rant lui donna un bloc-notes Ă  en-tĂȘte de la banque et un crayon taillĂ©. Une fois la montre incorporĂ©e Ă  Tom Castro, dont le nom Ă©tait diffĂ©rent Ă  l’époque, le temps commença Ă  s’imposer. L’apparition de nouveaux dĂ©lais le contraria. Contempler les amandiers de la place devint une action qui se comptait en secondes. Craignant que la montre s’arrĂȘtĂąt, ses doigts Ă©taient mis Ă  contribution avec frĂ©quence. Les trois aiguilles le privaient de sa libertĂ© et commençaient Ă  lui faire faire des cauchemars.
« Tu m’entends, Tom Castro? », reprit Norma, jetant des Ă©tincelles. « ArrĂȘte de regarder ailleurs? S’il te plaĂźt, tiens ce couvercle pour que l’on puisse y verser un peu d’huile. La machine n’est pas creuse. » Tom Castro passa la main sur son poignet, la montre offerte par le grand-pĂšre avait Ă©tĂ© mise en hypothĂšque, puis perdue, Ă  la suite d’une affaire qui avait capotĂ©. Qu’il mette la main sur le cƓur. Sans ce geste, il ne pouvait pas comprendre la vie, ni la genĂšse de la plage de Laranjal. DĂ©sormais, il dĂ©pendait Ă©galement pour ce faire du grand-pĂšre, d’un mot de passe et maintenant de la Machine M. posĂ©e devant lui, qui bredouillait, Ă©bauchant vaguement un sens, et qui laissait Ă©chapper un liquide insipide et laiteux d’oĂč sortiraient bientĂŽt des vermines, un gĂ©nie et des rĂ©sidus roulerant sur le sol en linolĂ©um.
Jesurum Pavio Fumega craqua une allumette Ă  une distance dangereusement proche de la Machine M. Norma Lazarote le rĂ©primanda.  « Ne fume en aucun cas Ă  cĂŽtĂ© d’elle!  Cela entrave la ventilation interne. »  Jesurum voulait seulement utiliser la lumiĂšre de l’allumette pour s’éclairer et voir les commandes de la Machine M.. Tom Castro laissait les fenĂȘtres ouvertes et les persiennes de l’appartement fermĂ©es. Sous la lumiĂšre crĂ©pusculaire, Jesurum observa les cadrans de contrĂŽle Ă  cĂŽtĂ© des boutons PEUR, COLÈRE et SURPRISE, ainsi que des boutons infĂ©rieurs MOUVEMENT, TOUCHER et ÉCOUTE. « Tom, tu n’aurais pas une bougie? L’allumette est trop courte, je me suis brĂ»lĂ© les doigts! » Jesurum Pavio Fumega Ă©tait capable d’ignorer Norma Lazarote, contrairement Ă  Tom Castro.  La femme appuyĂ©e sur ses poignets musculeux le contrariait.
« Tom Castro, je dois vous dire quelque chose d’autre avant de prendre congĂ©. Avec les commandes situĂ©es dans ce coin de la Machine M., vous contrĂŽlez le nombre d’épigrammes russes Ă©mis. Le concierge de l’immeuble a quelques notions d’ukrainien et il vous aidera peut-ĂȘtre Ă  les lire. » À quoi servaient les Ă©pigrammes? Est-ce que, par hasard, on en tirerait un quelconque avantage financier? Norma rĂ©citait un Ă©pigramme de Anna Akhmatova et Tom Castro n’y voyait ni queue, ni tĂȘte. ÉnervĂ©, il souhaitait que Norma coupe court. Jesurum et lui exploreraient la Machine M. et ensuite ils s’installeraient sur le sofa en velours marron pour feuilleter un livre Ă©cossais. Ce livre, oĂč Ă©tĂ© insĂ©rĂ©e une page blanche fatale, Ă©tait arrivĂ© deux jours auparavant dans une enveloppe adressĂ©e au fils de Lady Tischborne et expĂ©diĂ©e par JĂșlio C.. Quiconque feuilletait la page vierge succomberait, prĂ©venait la prĂ©face. Tom Castro se gratta le bout du nez et remonta son jeans, il avait perdu huit kilos et il Ă©tait toujours obĂšse, sa ceinture le serrait comme une corde. Ni Tom Castro, ni Jesurum n’avaient de femme.
Suivant les instructions de Norma Lazarote, dont les petites mains ne quittaient pas ses hanches, JosĂ© enleva complĂštement le drap bleu de dessous la Machine et rĂ©clama un pourboire, la main tendue. Tom Castro se dĂ©partit de quelques pesos mexicains et la femme sortit, boudeuse, en se plaignant que Mexico Ă©tait loin d’ici. PrĂ©fĂ©rant ignorer le camouflet, Norma Lazarote coiffa en arriĂšre ses cheveux grisonnants et remit en place ses lunettes, qui glissaient sur son nez en forme de tĂȘte d’épingle. Elle haletait comme si sa tension artĂ©rielle Ă©tait Ă©levĂ©e. “Je crois que je vais maintenant quitter la Machine M., en vous laissant le soin de dĂ©crypter l’Énigme G.. Si vous voulez entrer en contact avec moi, l’adresse pour m’envoyer un tĂ©lĂ©gramme figure Ă  la derniĂšre page du Manuel de l’Usager.” Tom Castro ne releva pas l’irritation de Norma Lazarote. Il avait perdu sa montre, mais il savait qu’il n’avait pas le temps de faire la queue Ă  l’Agence Nationale du Courrier pleine de monde, le seul lieu qui acceptait d’envoyer des tĂ©lĂ©grammes.  Cette madame Norma Lazarote s’y connaissait en tĂ©lĂ©novelas, assurĂ©ment, mais c’était tout : elle ne devait pas avoir lu l’admirable traitĂ© sur les files d’attente Ă©crit par V. Sorokin.
FatiguĂ© d’attendre, Jesurum s’installa dans un sofa pour feuilleter le livre Ă©cossais. Il lit la dĂ©dicace de JĂșlio C. Ă  Tom Castro et il envia le charisme de son partenaire. En fin de compte, celui-ci recevait constamment des objets venus de provinces lointaines comme le Radjikistan, tandis que lui, Jesurum, circulait entre les poubelles dans un pĂ©rimĂštre formĂ© par un petit nombre de quartiers. Il soupira. Le destin est traĂźtre. Lorsqu’il vivait dans le centre commercial abandonnĂ©, il trĂŽnait sur les dĂ©bris d’un parc d’attraction. Tom Castro le traiterait diffĂ©remment s’il s’était drapĂ© dans le manteau somptueux qu’il revĂȘtait Ă  l’époque.
AprĂšs le dĂ©part de Norma Lazarote, Tom Castro frappa violemment Ă  la porte de sa cambuse plein de courants d’air. CampĂ© devant Jesurum, il ordonna : « LĂąche ce livre hombre! ».  « Nous allons voir Ă  quoi sert cette Machine, sans tĂ©moins. » Jesurum obĂ©it.  Les deux hommes passĂšrent alors leurs mains sur la surface rigide de la Machine M., sentirent ses arĂȘtes, manipulĂšrent les boutons, observĂšrent les cadrans de contrĂŽle et s’enhardirent Ă  impulser les commandes. Ils s’abaissĂšrent pour examiner la plaque infĂ©rieure dont les pieds mĂ©talliques supportaient le poids de l’appareil. Ils cherchĂšrent l’interrupteur On/Off, entendirent un gĂ©missement. « Il y a des ĂȘtres vivants lĂ  dedans », risqua Jesurum. « Ils veulent s’exprimer, mais nous ne les comprenons pas. Ils sont peut-ĂȘtre capables de palpiter, selon un code central. » Le bouton PEUR pressĂ© en mĂȘme temps que le bouton MOUVEMENT provoqua chez Tom Castro et Jesurum un besoin de fuite. C’est pourquoi ils coururent frĂ©nĂ©tiquement vers les fenĂȘtres qui, fort heureusement pour leur vie, Ă©taient fermĂ©es. Un saut dans le vide les aurait prĂ©cipitĂ©s contre un muret cinq Ă©tages plus bas. La Machine M. les mettait en danger. TOUCHER et COLÈRE provoquĂšrent des hĂ©matomes chez les deux hommes. STUPÉFACTION et ÉCOUTE suscitĂšrent une angoisse lancinante.
Devant la Machine M. continuellement allumĂ©e, Tom Castro et Jesurum Ă©taient impuissants Ă  Ă©lucider l’Énigme G., qui leur aurait permis de rĂ©frĂ©ner leurs impulsions. C’était comme Ă  la guerre, oĂč les soldats gagnent du terrain : il est impossible de juguler leur avancĂ©e Ă  moins que les bombes ne les arrĂȘtent. Norma Lazarote s’était expliquĂ©e sur les bombes,  les artifices Ă©lectromĂ©caniques opposĂ©s aux capacitĂ©s cryptographiques de la Machine M.. Les feuilles de papier oĂč figuraient les Ă©pigrammes russes jaillissaient d’une sortie latĂ©rale supĂ©rieure dilatĂ©e, et glissait sur le sol en linolĂ©um recouvert d’un liquide laiteux.
« Tom, cette Machine M. aurait-elle avalĂ© des dieux et non des gens? », suggĂ©rait Jesurum comme s’il raisonnait comme elle en dĂ©pit de son intelligence limitĂ©e. « Comme tu l’avais soupçonnĂ©, Ă  l’intĂ©rieur rĂ©side peut-ĂȘtre l’incommensurable, le tout, au contraire des organismes vivants. » Tom Castro dodelina de la tĂȘte. Imposteurs et dieux se confondent et se trahissent les uns les autres. « Camarade, as-tu dĂ©jĂ  vu un dieu? Tu sais, Jesurum, le voisin d’à cĂŽtĂ©? Il fornique avec la domestique pendant que sa femme agonise. Ensuite, la domestique vient ici pour me voir. Et tu me parles encore de dieu?”  Jesurum n’était pas d’accord avec Tom Castro, mĂȘme s’il l’appelait “camarade” avec affection, et il dĂ©cida de protester :  « Pour quelles raisons alors la Machine bouge de cette maniĂšre ? » « Eh bien, pour les mĂȘmes raisons qui font que la domestique du voisin vient me voir, tu ne vois pas le rapport ? », rĂ©torqua Tom Castro, irritĂ© par cette dispute avec Jesurum.  « Nous nous emballons, Jesurum, il faut calmer le jeu.  Asseyons-nous un peu. »
Les deux hommes sont dorĂ©navant affalĂ©s sur le sofa marron, telles deux taches. Leurs corps sont immobiles pour regarder la Machine M. Ă©mettre des Ă©pigrammes. Ou Ă©tait-ce des billets infamants?  Tom Castro confessa Ă  Jesurum que le gĂ©missement de la Machine M. ressemblait Ă  la voix de Lady Tischborne.   « Les femmes sont vindicatives, compañero », dĂ©clara Tom Castro aprĂšs s’ĂȘtre tu l’espace d’un instant pour rĂ©flĂ©chir. Ses aigreurs d’estomac le dĂ©rangeaient : ses expĂ©riences avaient affectĂ© ses viscĂšres. La Machine M. produisait sans relĂąche. Jesurum Pavio Fumega suggĂ©ra de brĂ»ler les feuilles de papier Ă©parpillĂ©es parterre, mais Tom Castro lui dit d’attendre que la pile devienne plus volumineuse.
*
Norma Lazarote revint de Pologne un an aprĂšs. Ajustant son visage greffĂ©, l’ami Ă©tranger l’accompagnait, lorsqu’elle frappa Ă  la porte de Tom Castro pour rĂ©clamer la restitution de la Machine M.. Personne ne rĂ©agit x coups de sonnette. On entendait le bruit que produisait l’émission continue d’épigrammes. Un liquide pĂąteux coulait sous la porte d’entrĂ©e de chez Tom Castro, charriant des bandes de papier pendant que le silence des hommes enflait.


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quinta-feira, 10 de março de 2016
L’abüme de l’art

L’abüme de l’art

Katia Gerlach appartient Ă  la famille restreinte des Ă©crivains pour qui l’essence de la littĂ©rature ne s’accomplit pas dans une imitation du monde dit “rĂ©el”, mais dans la sphĂšre rarĂ©fiĂ©e du langage. Selon elle, le dire et la recherche inlassable de l’expression, sont aussi importantes, sinon davantage, que ce qui est dit : c’est l’aventure suprĂȘme, la traversĂ©e de l’abĂźme sur un fil de fer. Dans la mesure oĂč l’auteure passe son temps Ă  flirter avec l’absurde et rejette le rĂ©alisme, le lecteur cherchera en vain des histoires au sens traditionnel ou mĂȘme la tessiture psychologique d’un personnage. De la mĂȘme maniĂšre, il n’y a pas de chutes surprenantes, voire pas de chute du tout. Les scĂšnes se succĂšdent comme dans un rĂȘve ou un dĂ©lire, comme Ă  la maniĂšre des surrĂ©alistes. Le goĂ»t pour l’insolite et l’aberration transforme l’ensemble des rĂ©cits en une espĂšce de Grand Guignol, qui met en scĂšne des pantins dĂ©sarticulĂ©s, caricatures qui nous font rire et rĂ©flĂ©chir. Selon KĂĄtia, la littĂ©rature est un jeu et un artifice assaisonnĂ©s avec un humour fin et une ironie dissimulĂ©e. MĂȘme lorsqu’elle critique les moeurs et les engouements de la sociĂ©tĂ© contemporaine, la manie de la chirurgie esthĂ©tique par exemple, elle ne le fait pas au moyen d’un discours logique, mais d’un rĂ©cit dĂ©crivant une situation comique voire grotesque. Les flux de conscience se dĂ©ploient par Ă -coups. Contraint de remplir lacunes et omissions volontaires, le lecteur se voit placĂ© dans la situation Ă©minemment inconfortable de co-Ă©crivain. Les allusions littĂ©raires inscrites en filigrane peuvent facilement Ă©chapper au lecteur peu attentif. KĂĄtia a pris son temps, elle fait son entrĂ©e sur la scĂšne littĂ©raire avec un texte longuement mĂ»ri douĂ© d’une voix propre. Refusant la facilitĂ©, elle mise sur la compĂ©tence du lecteur. Celui-ci peut accepter de voir le monde Ă  travers le verre dĂ©formant qu’elle lui propose, ou il peut le refuser, mais en aucun cas, il ne pourra dire qu’il n’a pas Ă©tĂ© mis au dĂ©fi.

Rubem Mauro Machado


Collisions Bestiales (Particul)iÚres

Traduction : Stéphane Chao

Depuis le boson de Higgs, les gens et les bĂȘtes entrent en collision. Les histoires naissent entre deux grosses cuisses ensanglantĂ©es et maternelles.

Note épistolaire

Admirable J. CortĂĄzar:

Je souffre de cĂ©phalĂ©es intermittentes et j’allume mes rĂȘves au moyen d’une tĂȘte d’allumette. Le fluide de l’antalgique derniĂšre gĂ©nĂ©ration inonde mon sang. Dans ces rĂȘveries pleines de vices, je dialogue avec les maĂźtres universels et les morts historiques, parmi lesquels toi-mĂȘme (si tu me permets ce tutoiement). Dans ce jeu de marelle, je prie Mada de m’aider Ă  faire adhĂ©rer personnages et bĂȘtes Ă  leur rĂŽle et de susciter l’engouement de quelques lecteurs.
J’écris un manifeste pour la rĂ©sistance (ma langue se tient sur le piĂ©destal de l’extinction). ExilĂ© comme je le suis, Ă  l’instar de l’admirable J. CortĂĄzar qui l’a Ă©tĂ© Ă  Paris, ou Bolaño, dans les campings espagnols en Ă©tĂ©, je ne fais que changer de ville. Ce continent qui est le tien, le sien, le mien continue Ă  dĂ©river en direction de futurs, que l’on aperçoit Ă  travers un Ɠil entrouvert comme la porte de Magritte.
Je mesure combien la mĂ©galomanie est stupide (les sĂ©ances chez le psy ne rĂ©vĂšlent pas l’ampleur de mon ambitieuse imagination, ha!) et mon visage hargneux s’accorde avec le cadre gĂ©nĂ©ral des choses.
Je suis un crĂ©tin, comme tout le monde sur cette planĂšte qui sombrera dans l’obscuritĂ© dĂšs que Dieu appuiera sur l’interrupteur de son doigt furibond.
Je vous embrasse,

Un Inconnu

BĂȘte en tĂȘte

Les tours de la rue Cent, à un demi-métro de la place du Temps.

Dans la lunette bleue

Anuschka plante des graines en sachet dans un vase en argile rougeĂątre et fragile, les mains caressent la terre, accomplissant un rituel printanier pendant un mois d’automne. Du balcon Ă  la rue : quelques empans tortueux qu’on descend en cordĂ©e pouce aprĂšs pouce. Les sourcils d’Anuschka se rapprochent sous l’effort intellectuel pour jauger les sensations que procurerait un saut vertical depuis le balcon suspendu. Les doigts d’Anuschka flagellent les racines, que ce soit des feuilles de persil et de chĂšvrefeuille ou des vestiges d’oxygĂšne et de photosynthĂšse. La naine ne manifeste guĂšre l’envie de sortir de l’appartement ou du pĂ©rimĂštre des tours. Il lui faut semer les graines et attendre la floraison.
Depuis un point au-dessous, Ă  travers une lunette bleue, nous voyons le corps rapetissĂ© d’Anuschka sur un balcon entourĂ© de grilles rouillĂ©es. Les rideaux voltigent comme s’ils n’appartenaient pas Ă  cet appartement. Les objets accumulĂ©s dans les recoins du balcon oseront prendre leur envol si la girouette accĂ©lĂšre. Les ordures se rĂ©pandent au grĂ© des micro-organismes qui recouvrent la patine et remplissent de dĂ©tritus les camions matinaux. Les Ă©boueurs courent avec leurs poubelles. Ils dansent ! De l’autre cĂŽtĂ©, Anuschka admire les mouvements dĂ©sinhibĂ©s de ces corps libres et entiers accrochĂ©s au flanc du camion.
Anuschka fait frĂ©mir ses lĂšvres carmin. Bien nourrie, elle court dans les couloirs sales de l’appartement, et le verre de la lunette bleue ne rassasie plus les vautours. FrustrĂ©e, la naine piĂ©tine le sol en linolĂ©um de la cuisine. Le petit patron Ă©tait un radin dans le genre du pĂšre Goriot. Plus Juarez serrait son sceptre, plus Anuschka concevait du ressentiment Ă  l’égard du nain perchĂ©, qu’elle servait docilement. Une cuisine en marbre, une illusion. Quant Ă  leur degrĂ© d’intimitĂ©, sont-ils frĂšres, amants ou bibelots du tsar? Personne ne le savait, hormis un directeur de cirque, le docteur Moskowitz. Juarez et Anuschka dialoguaient habituellement sur ce ton :
— Tu es une incapable Anuschka!
— Petit patron, ne t’énerve pas, c’est mauvais pour ton cƓur. Je viens de rĂąper des carottes pour ta salade de caillĂ©, raisins secs et poulet.
— Je n’ai cure de tes attentions, petite poucette. Pour le cƓur, j’ai mes aspirines. Ce que je te demande, c’est de ne pas perturber mon rĂ©gime par un excĂšs de carotĂšnes, regarde comme les paumes de mes mains ont jauni.
— Les carottes Ă©taient en promotion au marchĂ© ; elles avaient pleins de feuilles, que j’ai utilisĂ©es pour la soupe du dĂźner.
— C’est bien, Anuschka. Je reviens pour le dĂźner, aprĂšs avoir fait les comptes de la journĂ©e. Ce malchanceux d’EzĂ©quiel ne s’avoue jamais vaincu. En voilĂ  un autre qui me tape sur les nerfs, comme toi. Il fera peut-ĂȘtre sauter la banque le jour oĂč le vent de la chance aura tournĂ©, et il gagnera alors au jeu!
Pendant leur jeunesse, Juarez et Anuschka avaient Ă©chouĂ© Ă  entrer dans la compagnie de cirque et la dĂ©ception les cĂŽtoyait comme une troisiĂšme personne Ă  la chair molle et au sang coagulĂ©. Juarez rendait naturellement sa compagne responsable des lettres de refus adressĂ©s par le puissant Moskowitz. Juarez se plaignait d’Anuschka par habitude. Son absence de lignage et son nez vulgaire avaient diminuĂ© de moitiĂ© leurs chances professionnelles, il n’y avait pas d’autres explications. Juarez trouvait que tout objet, en prĂ©sence d’Anuschka, perdait de sa valeur, y compris lui-mĂȘme. La carafe en cristal tchĂšque qui devenait fragile entre le pouce et l’index de la naine semblait dans ces mains ĂȘtre faite dans un verre vulgaire. Consciente du regard qui la scrutait, Anuschka dĂ©versait eau et larmes dans le verre du petit patron et retenait sa respiration pour ĂȘtre plus concentrĂ©e sur sa tĂąche. MalgrĂ© ses bras courts et raides, Anuschka s’étirait pour plaire au grincheux, humble comme un chien.

 

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